Cette section reprend les textes publiés de ci de là sur le web, feuilles de salles, impressions diverses...

Textes récents

La Promise

Adapté de la pièce éponyme, destinée aux 10-13 ans,  voici un roman pour tout âge. Publié en feuilleton entre avril et août 2020, il est désormais terminé. Le téléchargement est libre. Il donne une idée assez précise de l'univers théâtral que je propose pour les jeunes acteurs. Bonne lecture !

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La Promise
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Extraits / Bribes / Projets

Sans ordre, des textes bruts et courts, patchwork du travail d'écriture des trois dernières années. Nouvelles, bribes romanesques, journal de travail, extraits théâtraux...


[sans titre]

23 mai 2021

pastiche proustien, produit en atelier d'écriture

 

 

Ce matin-là, j’ouvris les yeux sur une chambre dans laquelle je ne m’étais pas couché. Non pas que, par un curieux effet de la métempsychose, j’eusse été propulsé en un autre lieu ou une autre époque, mais bien que le sommeil m’eût persuadé que les sons perçus à la lisière de l’éveil, tout à la fois multipliés par l’écho du rêve et étouffés par l’imminence du retour à la réalité, étaient bien les sons familiers du boulevard Haussmann. Mais sitôt revenu à moi-même, la luminosité diffusée dans cette chambre par l’étroit interstice ménagé entre les deux pans des lourds rideaux satinés me parut trop vive, si bien que l’impression de m’éveiller dans une chambre différente de celle dans laquelle j’avais trouvé le sommeil, perdura une poignée de secondes suffisantes à l’émergence d’un sentiment d’angoisse, et je crus, une brève éternité durant, que mon rêve n’avait pas pris fin. Je demeurai ainsi prostré, incapable de mouvement, les yeux ouverts sur cette clarté blanche et froide, attendant que l’éveil me gagnât, mais bien inquiété aussi par l’inanité de ce curieux songe où rien ne semblait devoir advenir. Je perçus le grondement régulier du ressac. Alors je compris que j’étais éveillé et me souvins de mon arrivée, la veille, au Grand-Hôtel de Balbec.

 

 

Dans un moment, Françoise entrerait dans ma chambre, ouvrirait en grand les rideaux sur le ciel lavé, poserait sur ma table de nuit la presse locale, le Figaro, et peut-être une lettre d’Albertine. Je me demandai un instant si le jeune garçon à la tête rasée, muet et tremblant, lèverait encore sur moi ce regard intimidé, ces deux perles bleues surplombant l’empourprement de ses joues, alors que pour le remercier d’avoir balayé ma chambre, je glisserais une piécette dans sa main.

 


Lacanien, pas que

20 février 2018

nouvelle brute, produite en atelier d'écriture

 

Parfois, je regrette qu’ils ne soient pas sourds – tous. Enfin, sourds… L’idée, l’idée maîtresse, c’est qu’en les souhaitant sourds, je les aimerais surtout muets. Mais c’est un vœu idiot, j’en ai bien conscience. Allez écouter des muets. Allez conseiller des muets, en vous basant sur ce qu’ils vous racontent. Non, décidément, c’est idiot comme réflexion. C’est la fatigue, la fatigue qui me fait souhaiter des choses aussi imbéciles que de souhaiter psychanalyser des sourds muets en me basant sur l’éclairage lacanien de leurs verbalisations balbutiantes. Heureusement, je vais bientôt bouffer.


La gamine me regarde. Elle a délaissé les reproductions de tests de Rorschach et je suis prêt à parier mon prochain hot-dog qu’elle va me parler de papillons. Tous les gamins parlent de papillons en observant des tests de Rorschach – c’est immanquable. Même les adultes le font. La dernière fois, la blonde anorexique qui sent la mûre, ça n’a pas manqué ; et désagréable, en plus : « Docteur, vous me montrez des papillons, c’est une façon de me dire que je manque de protéines, c’est ça ? Mais les animaux souffrent, docteur, et je me sens solidaire des animaux morts, et ça, vous n’y pouvez rien. J’ai droit à quoi, la semaine prochaine, des dromadaires guatémaltèques, ou des carpes du lac Baïkal qui chantent la polka clouées sur des planches de bois en frétillant de la nageoire caudale ? Je suis végétarienne, ça ne fait pas de moi une malade, si ? » Oui, parfois j’aimerais vraiment qu’ils se taisent, tous mes souffreteux. Qu’ils prennent bien gentiment leur traitement allopathique et qu’ils s’en aillent bavouiller pépères devant Questions pour un champion en attendant la mort.


La gamine va me parler de papillons. J’attends juste qu’elle se lance, je ne vais pas la solliciter, je laisse venir, parfois le silence est d’or. Enfin, elle prend une grande inspiration. « Je m’appelle Tulak », déclare-t-elle comme en réponse à une question qu’il ne me viendrait pas même à l’esprit de lui poser, dans la mesure où je m’en fous. Et là, attention, arrivée imminente du lépidoptère. « Je suis une princesse » ajoute-t-elle au bout d’un moment. Très intéressant. A peine six ans et déjà un melon gros comme le fichu de chiffons rapiécés qui lui entoure la tête. D’ailleurs je ne peux m’empêcher de le lui faire remarquer, je sais, c’est méchant, habituellement je me tais, mais ces derniers temps je suis fatigué, « C’est intéressant, lui dis-je. — Tu ne me crois pas ? », fait-elle avec une espèce de morgue qui me donne envie de lui envoyer une paire de claques. Je m’en vais la calmer vite fait. Je lui fais remarquer : « Mais ma petite, l’important c’est de déterminer si toi tu y crois. »


Voilà. Là, je l’ai séchée, je sais c’est un petit peu méchant, mais j’ai des excuses, je suis fatigué et je n’aime pas les enfants. Les enfants ne savent même pas conscientiser leur complexe œdipien ; c’est un peu primaire, cet enfermement dans l’univers pré-freudien. Autant devenir vétérinaire, tant qu’à entretenir de la frustration…


Elle me regarde avec de grands yeux pleins d’incompréhension. Elle tourne brièvement la tête de l’autre côté de la vitre, dans la salle d’attente. Je remarque une grande femme brune absorbée dans la lecture de Biba. Elle porte tout une quincaillerie autour de la tête, je me demande dans quel état seront ses cervicales à la fin de la journée. Ce numéro de Biba, je l’ai acheté spécialement pour la thématique qui m’a paru un bel attrape-couillon : « La clef du succès deux points sortir de sa coquille point d’exclamation. » Je trouve toujours intéressant d’observer les patients dans la salle d’attente. Celles et ceux qui s’abaissent à s’intéresser à de telles publications, je les classe d’emblée dans la catégorie des andouilles – ce qui m’évite de prêter une réelle attention à ce dont ils s’efforcent de m’entretenir une demi-heure durant quand leur tour sera venu. D’ailleurs, pour éviter de perdre mon temps, je ne laisse dans la salle d’attente qu’un seul magazine ; ça fait plus d’andouilles. A propos d’andouille, j’aimerais bien que cette gamine Tuvache en vienne aux papillons, ça m’éviterait d’avoir à renoncer à mon hot-dog. « Elle, reprend la gamine en désignant sa mère, c’est ma gouvernante, la marquise de Bonaventure. » « Non, c’est juste ta mère, pensé-je par devers moi, et elle a tellement de goût vestimentaire qu’on dirait un sac avec un plat à barbe sur la tête, mais je ne te le dis pas, parce que tu serais fichue d’aller lui répéter, intelligente comme tu es. »


« Bon ! » lancé-je d’une voix forte, histoire d’assurer une autorité un peu adulte dans cette palpitante conversation. « Tu vas sans doute vouloir me parler de papillons ?
— Non, pourquoi ?
— Généralement, les enfants bien élevés me parlent de papillons.
— J’ai pas envie. Je préférerais parler de Crapoussin.
— De quoi ?
— Du seigneur Crapoussin. C’est un chat géant. Je vis dans son palais. »


Le chat, nous y voilà. C’est exactement la raison pour laquelle sa mère me l’a amenée. Terrible histoire. Je suis étonné que la gamine aborde le sujet de front. Pas même de déni, c’est étrange. La gamine a voulu habiller son chat en prince persan, avec une jaquette à boutons dorés, et turban et d’autres frusques qui ne valent sans doute pas le pinchina avec lequel elle s’est déguisée. Le problème, c’est qu’après avoir fait joujou avec sa poupée noire, après avoir ficelé le matou avec son costume à deux balles histoire de le faire ressembler à une paupiette, la petite imbécile a complètement oublié le chat au fond de la malle du grenier, et que Bonaventure a fini par le retrouver trois semaines plus tard dans un état proche de Bastet dans ses heures les plus poussiéreuses.


La mère est d’ailleurs aussi stupide que sa fille puisqu’elle n’a rien trouvé de mieux que de racheter un autre chat illico-presto. Vraiment il y a des parents qu’on devrait stériliser aussi automatiquement que la gente féline. Dès les premières chaleurs, scouic.


« Parle-moi de papillons.
— Non. Crapoussin est parti en voyage dans le ciel. Il m’a donné ma broche magique et ensuite, il a pris le train.
— Avec des papillons ?
— Non. Tu m’ennuies avec tes papillons. »
Elle l’a dit. Bingo. J’aurai mon hot-dog. A présent je suis prêt à tout supporter.


« Mais alors, reprend-elle, il y a cette duchesse du Clochement qui est arrivée et qui essaie de me voler ma broche magique.
— Ton nouveau chat ?
— C’est pas un chat, assure-t-elle. C’est un bouc.
— Très intéressant.
— Je le sais parce qu’elle gratte à la porte de ma chambre, la nuit.
— Ça gratte, les boucs ?
— C’est une race de boucs qui grattent, oui.
— Vraiment très intéressant. Parle-moi de ta maman.
— J’en ai pas. Je suis orpheline.
— Bien sûr, oui. Et la dame qui est assise là, avec sa mappe-monde autour du cou, c’est ?...
— C’est la marquise de Bonaventure, tu écoutes ce que je te dis ou quoi ?
— Hum, malheureusement c’est déjà la fin de la séance. Ta maman me doit 75 €, même si c’est Bonaventure qui paie. Le tout c’est que quelqu’un paie. »


Je me lève, je vais ouvrir la porte du cabinet. Bonaventure lâche Biba et vient à ma rencontre. Je lui fais remarquer que le cabinet d’un psychothérapeute n’est pas le meilleur endroit pour un bal masqué. Sa fille déguisée en Cosette, c’est quand même limite. La gamine vient tirer sur la jupe de gitane de sa mère. « Tu crois qu’il y a des papillons au ciel ? lui demande-t-elle. Le monsieur il a dit que Crapoussin il est avec des papillons. »
C’est la fête, j’ai même droit à un supplément moutarde.


La mère fouille dans sa poche et en sort une petite broche. Puis elle s’agenouille pour l’accrocher sur la poitrine de sa fille. « Je suis sûre que si tu la portes là, tout contre ton cœur, Crapoussin entendra tout ton amour » lui dit-elle en l’embrassant sur le front. Je serais sensible, j’en aurais presque les larmes aux yeux. Mais je suis fatigué, je crains la conjonctivite.


« Est-il nécessaire qu’elle revienne vous voir, docteur ?
— Mais… tout à fait. C’est toujours ça de gagné. Voyez cela avec ma secrétaire. Jeune homme, c’est à nous. »
Bonaventure s’éloigne avec sa serial-killeuse de fille. Encore un chat victime de la mode.


Un grand type dégingandé s’installe dans le cabinet. Il a … quoi ? quatorze, quinze ans. Le cheveu gras et des bagues sur les dents. Il dégage une vague odeur de vestiaires. Si j’arrive à lui faire évoquer la masturbation, je rajoute une portion de frites.


Approcher la rivière (6 février 2018), images en triptyque

 

Suspendu à la branche d’un mûrier, effiloché par les ronces, un gilet de laine usée est le dernier vestige de la lutte qui s’est jouée là. Le buisson semble avoir gagné, le fouillis de ses branches emmêlées, en partie cassées, aux feuilles retournées face contre terre, vous prouve néanmoins qu’il s’en est fallu de peu qu’il n’abandonne sa proie. A quelques mètres de là, sur un tapis de feuilles mortes et de brindilles, une serpe à la lame bleue ensanglantée gît, abandonnée, quel qu’ait été son office. Au débouché du taillis, avant que le pré négligé ne glisse en pente douce jusqu’à la rivière, vous remarquerez une chemise déchirée, de petite taille, et une culotte courte, et vous noterez, peut-être avec dégoût, qu’elles sont toutes deux empoissées d’un sang encore frais. Si vous progressez encore vers le serpent argenté de la rivière, une petite chaussure, aux lacets défaits ; ils sont encore noués sur la seconde. Plus loin, les deux chaussettes se chevauchent comme des animaux frileux. Et alors, votre regard poursuit son chemin. Et vous le voyez.


L’enfant est nu. Il est debout. Il n’a pas froid. Les brins humides de l’herbe très haute caressent ses pieds encroutés de crasse et de glaise, longues fibrules d’un vert profond, un vert fier, qui lèchent l’interstice des orteils résolument écartés. Sur la peau laiteuse du dos et de la fesse, une écorchure profonde, droite et suintante, laisse pleurer des rigoles de sang sur l’arrière de la cuisse ; l’enfant y porte régulièrement la main, peut-être en vérifie-t-il le flot, mais je ne saurais dire s’il s’en inquiète ou s’il s’en réjouit, et l’étale d’un mouvement toujours égal, de la hanche vers le ventre, comme s’il se recouvrait d’un suaire. Puis toujours, et son ravissement m’échappe car je ne peux voir son visage, il fait pointer probablement sa langue au creux de sa paume pour la nettoyer, en un rond très précis et très pâle, et sur ses papilles le goût du fer se fait toujours plus nauséeux. Mais la rivière est là, à quatre pas, qui l’appelle. L’enfant émet un rire clair qui pourrait être un chant. Il avance et s’enfonce dans la vase profonde, spongieuse, jusqu’au mollet. L’accueil est chaleureux, doux comme la caresse d’une amante ou d’une mère, et alors je vois l’enfant pencher la tête, oui, je pense qu’il sourit, les paupières closes, pour mieux jouir de cette sensation. Je ne sais si le poids de son corps pèse sur le lit de la rivière ; je ne sais si le courant des eaux emporte sa chair en la détachant de sa fragile ossature de brindille. Je ne sais s’il se dissout, je ne sais s’il s’entourbe. L’eau lui monte au bassin. Il a placé ses paumes ouvertes à la surface du ru, et du bout des doigts il en tapote le relief ondulant, attirant à lui les perches curieuses et gourmandes de sensations inédites. Et alors, les brochets carnassiers se baignent au gré de l’onde, dans les effluves du sang de l’enfant, les bras en croix, la tête renversée, l’eau sous l’aisselle. Je détourne le regard. Vous ne verrez rien de plus.


Juchée sur un brin d’herbe, elle interroge du bout des antennes posées subrepticement sur les différentes sections de la feuille, la moindre trace de vie. Elle reconnaît le parfum imbécile du scarabée, la bave de la limace ; ici, sur cette encoche, la morsure de la chenille – nul doute que la mésange est venue mettre un terme soudain à la mastication. Informée, elle redescend en sens inverse, crapahute sur les débris végétaux, repart à l’ascension d’une herbe plus large, nervurée, foulée il y a peu par une créature inconnue, dont elle détecte la présence sans en pouvoir préciser l’identité ; depuis l’herbe s’est redressée, à peine émue mais brisée à son extrémité, et c’est à l’assaut de ce plateau que la fourmi s’est lancée, mue par un instinct sûr – dans la courbure de l’herbe horizontale elle découvre son trésor. Une goutte d’eau à laquelle elle vient s’abreuver. A sa surface chemine le reflet d’un nuage blanc. Seul dans l’immensité du ciel.


Sans titre (23 janvier 2018)

 

tout s’effacera
le filet brûlé du souvenir, étiolé dans le grand ciel lavé et implacable s’effacera
les visions fragmentées, parcellaires, les parfums acide du ciste en bord de mer, les gouttes d’eau salée qui tombent d’une chevelure noire, l’empreinte de ton corps mouillé sur le plat des roches, le goût du sel à ton baiser
tout s’effacera
avoir choisi de se taire, avoir choisi la solitude, être demeuré instable pour se mieux assoir au temps venu, au temps perclus
ailleurs
avoir choisi de ne pas entendre le mensonge lorsque le mensonge me hurlait
avoir bu le souffle, la cigüe de l’espoir
tout s’effacera
la main qui cherche pour trouver, les heures de tremblement, le corps trop léger que battent les vagues, la fournaise de l’été sur les terrasses de pierre, le couple aperçu faisant l’amour en plein soleil dans une voiture aux vitres closes, le parfum des rues sous la pluie versée, ton rire lumineux qui torture
tout s’effacera
le regret lui-même s’effacera
c’est dans la vase d’un étang que j’irai me pétrir, non dans la noirceur d’une mer malade
c’est dans le ru soyeux que j’irai faire branchies, non parmi les dauphins imbéciles
aux murènes rencognées qui guettent la venue de leur mort, je préfère le tournoiement ondulant des carpes pacifiques
la cabre sèche des garrigues mesquines ne m’offrira plus sa parure de cornes à baiser, c’est celles de la vache que j’empoignerai, juché sur son dos bouseux, l’accompagnant de tout le corps dans la prosternation qu’elle témoigne devant la généreuse herbe grasse des vallées spongieuses
tout s’effacera
de moi tout
à jamais
s’effacera ici
pour germer encore
branche ultime

Nous rêverons à la face du ciel, nous rêverons les bras en croix sans foi aucune, dans les foins, dans les prés, nous rêverons à la cime des peupliers, nous rêverons au goût de l’humus sur la langue ébauchée, nous ne voudrons jamais plus vivre pauvres de cette terre.
Nous rêverons aux notes des chutes d’eau, à l’élégance des joncs, à la langueur des algues, aux reflets lumineux sur les murs du lavoir, et les poules d’eau, cachées frileuses dans les replis des berges molles, jamais nous ne pourrons oublier l’éclat de leur œil inquiet posé sur nous avec fugacité.
Nous rêverons du voyage sur les rails recouverts par la forêt. Nous rêverons de soleil sous le crachin humiliant. Nous rêverons d’être vifs.


Hors-cadre (3 octobre 2017), amorce possible d'un texte à venir

 

Une pinède clairsemée. Un tapis d’aiguilles de pin. Des branches tombées à terre. Une lourde pierre. Des chenilles processionnaires traversent le sentier. Clouée sur le tronc d’un pin dont la sève s’écoule, un sens interdit rouge vif sur lequel est inscrit : « Propriété privée ». Un chien d’un brun cuivré vient de passer. On n’aperçoit que sa queue.

Elle se demande un instant si le chien s’est approché des chenilles. C’est un jeune chien. Un chien qui n’est pas encore aguerri. Un chien qui n’a sans doute pas encore appris les pièges qui se dissimulent derrière les jeux. Elle a lu quelque part que les chenilles processionnaires pouvaient constituer un véritable fléau. Il lui semble avoir lu quelque part que lorsqu’un chien a le malheur d’approcher la truffe de ces bestioles, cela le rend malade, provoque salivations et vomissements, une histoire d’empoisonnement. Elle a un moment d’angoisse. Elle se dit que la nature est hostile. La nature est hostile par nature, voilà son angoisse. Pourtant, ce chien, elle ne le connait pas, il a déjà disparu de son champ de vision, c’est juste un cabot. D’ailleurs elle n’aime pas les chiens. Mais tout de même, cela l’angoisse.
Elle aurait aimé emprunter ce chemin, mais il est privé. Elle ne veut pas dépasser les limites. Elle ne sait si c’est une bonne ou une mauvaise chose, au fond, que ce chemin soit interdit. Elle aurait aimé l’emprunter, mais qui sait si elle ne se serait pas perdue dans la pinède. Bien sûr, la ville n’est jamais loin, il suffit de tendre l’oreille pour en percevoir la rumeur mais qui sait si ce n’est pas pour assurer sa protection qu’on a interdit l’accès à ce chemin, qui sait s’il n’en va pas de sa sécurité ?
Non, la ville n’est jamais loin. Il ne lui a pas fallu dix minutes pour descendre la voie carrossable qui débouche sur l’entrée du Parc, son parc, sa campagne à elle, elle y a ses habitudes. Elle vient souvent y lire. Elle s’assoit sur un banc et y lit les classiques. Elle a lu La Nausée de Sartre, là, sur ce banc, sans même un frisson. Elle a lu Marguerite Duras avec un sentiment d’exotisme, mais Annie Ernaux lui a semblé impudique. Elle a lu Marcel Proust, sur ce banc ; elle n’a pas tout compris. On ne comprend pas toujours tout en lisant Marcel Proust. Surtout en édition de poche. Ils coupent parfois le texte, pour faire tenir les grands romans en poche. Elle a entendu dire qu’ils le font, cela, les éditeurs peu scrupuleux qui vendent du papier en édition de poche.
Elle traverse le parc. La bastide, à l’arrière, a les volets clos. Une voiture est garée devant. Sur la porte rouge, on aperçoit un petit panonceau : « Nous ne sommes pas les gardiens du parc. » Deux jeunes hommes jouent au frisbee, le corps du premier est ramassé, celui du second s’envole. Un chien regarde l’objet qui passe de l’un à l’autre. Dans son regard, un intérêt qui semble signifier : La prochaine fois je t’attrape. Un jeune couple enlacé sur l’herbe. Elle a les cheveux rouges, il rit. Il porte un bermuda vert pomme. Une dame âgée distribue de la nourriture à un attroupement de pigeons. Deux pies, plus loin, montent la garde. L’herbe est roussie par plaques. Un banc est couvert de fientes d’oiseaux. Aucun nuage dans le ciel, mais un peuplier qui ploie. Beaucoup de vent aujourd’hui. Elle n’aime pas rester dans les parcs et les endroits boisés lorsqu’il fait grand vent. Elle a peur qu’une branche ne se brise. Elle a lu quelque part, dans La Provence, chez son dentiste, que plusieurs personnes blessées par des branches tombées les jours de grand vent s’étaient réunies en association pour porter plainte contre la municipalité. Il n’est pas normal de se promener tranquillement dans les parcs publics, des parcs financés par les impôts, et de risquer sa vie les jours de mistral, il faut davantage de sécurité pour les citoyens.
Elle est descendue vers la voie ferrée, elle se demande s’il n’y a pas, le long de la voie ferrée, un chemin piétonnier. Ce serait le plus court pour se rendre à la gare, de longer la voie ferrée. Le bon sens voudrait que les pouvoirs publics aient aménagé un chemin pédestre pour les personnes qui, comme elle, souhaitent se rendre au plus vite du parc vers la gare. Elle jette un œil sur les rails. Cela ne lui inspire pas confiance. Des tâches noires et grasses sur les pierres aux abords de la voie, ce ne sont pas des graviers, mais des cailloux d’un gris clair uniforme. Les deux tiges parallèles d’un lourd métal lustré par le passage des roues. Un panneau de signalisation éteint. Des symboles triangulaires. Un grillage de sécurité rouillé, éventré, un pan de tissu déchiré y est accroché, ainsi qu’un sac plastique aux inscriptions délavées par le soleil. Dans un coin, ramassés en tas, des mouchoirs en cellulose et du papier hygiénique usagé. Non loin, un chien mange quelque chose récupéré dans un papier gras. Elle frissonne.
Elle pourrait l’emprunter, cette voie, les trains ne sont pas si nombreux sur cette ligne, mais c’est interdit. Elle pourrait le faire, mais ce n’est pas sûr. Elle préfère remonter l’allée du parc, traverser un quartier pas trop désagréable au demeurant, et gravir les marches qui mènent à la grande esplanade nouvelle, c’est une construction récente. Elle n’aime pas vraiment l’architecture moderne, mais cela vaut toujours mieux que l’espèce de bidonville poussiéreux qui se dressait là quelques années plus tôt et que les promoteurs ont eu la gentillesse de recouvrir.
La voilà arrivée. C’est grand. C’est beau, c’est battu par le vent. Elle a un sentiment d’absolu, de puissance. Si elle se retenait, elle ne prendrait pas la photo avec son smartphone. Mais après tout elle l’a gagné, ce smartphone – un cadeau de remerciement, en compensation de ses dix ans d’abonnements à la revue Psychologies, c’est sa revue préférée. Eh bien parfois, la fidélité, cela paye. Elle a bien le droit de l’utiliser, ce smartphone. D’ailleurs la photographie est très réussie. En s’éloignant vers le centre-ville, elle ne peut en détacher les yeux de cette photographie. Elle est parfaite.
Un train à l’approche, au loin sur la voie ferrée : c’est le point de fuite de toute la photographie. Sur la partie supérieure, le ciel d’un bleu uniforme. Sur la partie inférieure, une architecture très contemporaine, blanche et ocre, très lumineuse, striée de noir sur un bâtiment plus proche, à gauche. Des reflets de soleil sur un pan vitré, éblouissant, aucune silhouette humaine mise à part celle d’une femme en longue robe pourpre, que le mistral déploie, forme une tâche. Au loin, la terrasse d’un café. Une chaise est renversée. Elle n’avait même pas remarqué la présence du chien qui lève la patte sur le réverbère, à droite au fond. Il est con ce chien, il gâche l’élégance de la photographie. Un chien d’un brun cuivré dont elle remarque la queue. Il gâche tout, cet abruti de clébard. Qu’est-ce qu’il fait en liberté, ce chien ? On ne voit que lui.
Elle est parvenue sur le Cours. Elle irait bien boire un verre. Un quart Perrier ou un panaché pourquoi pas ? La promenade l’a assoiffée. Mais elle n’a pas d’argent sur elle. Elle n’était partie que pour un instant, se dégourdir les jambes, profiter du beau temps, et voilà, elle n’a pas emmené d’argent. La voilà assoiffée dans la ville et sans argent. Un homme et son attaché-case, lunettes de soleil sur le visage, téléphone portable vissé à l’oreille, sort visiblement du Crédit du Nord ; sa cravate, soulevée par un coup de vent, vient lui fouetter le visage. Il n’a aucun regard pour le deuxième homme, à genoux sur un morceau de carton et tenant devant lui une inscription sur un autre bout de carton : Jai faim. Sans apostrophe. Derrière l’homme à genoux, un petit chien dort, la tête posée tout près d’une gamelle en plastique bleu layette où subsiste un fond d’eau poisseuse. De l’autre côté de la voie, sur le trottoir qui leur fait face, assis à la terrasse d’un café, un troisième homme lit Marcel Proust dans la collection de la Pléiade. Elle se dit qu’il doit tout comprendre, lui.


Sans titre (20 novembre 2017)

 

Tu es descendue de la voiture et tu as doucement refermé la portière arrière. Tu connais le chemin, ton père te le fait emprunter chaque fois que vous êtes sur le point d’arriver. Il te suffit de longer les champs, de passer le long du sous-bois, de hâter le pas près de la propriété de la mère Chaput dont la bouche édentée provoque toujours autant ta frayeur même si ce n’est pas sa faute si elle n’a plus de dents, la mère Chaput, tu le sais bien, y’a pas de mal, des gens perdent toutes leurs dents des fois, c’est la vie, mais n’empêche que ça lui fait quand même une drôle de tronche à la mère Chaput et ça on ne peut pas te l’enlever, déjà qu’elle a la peau toute fripée.

 

 

Va ! te dit ton père, si tu fais vite, je suis sûr que tu seras arrivée avant nous. Il te prend pour une andouille, il te dit ça à chaque fois, c’est impossible, tu le sais bien, tu n’es pas idiote, c’est impossible qu’en voiture il mette plus de temps que toi à pied, sur une même distance. Tu es petite d’accord mais tu n’es pas crétine. Enfin bon, si ça l’amuse ton père, de conduire avec la vigueur d’une limace sur la dernière portion de route qui le sépare du portail blanc, ça le regarde, toi tu t’engages sur le sentier, le début du sentier c’est le pire, il faut traverser vite fait, faut pas y trainer, c’est tout sombre avec des branches partout, et même les longues tiges des mûres qui sont comme des bras de sorcières et qui vous griffent les mollets au passage. Tu ne crois plus aux sorcières, pour sûr, mais en ce qui concerne les loups, c’est une autre histoire et tu préfères traverser l’entrée du sentier vite fait bien fait pendant que la voiture de papa est encore dans les parages, ensuite, le sentier sort tout de suite du bois. Tu traines les pieds dans les feuilles mortes, tu aimes le bruit de papier froissé, tu aimes la caresse des feuilles sur tes chevilles quand il y en a tout un tas, c’est comme de marcher dans une marre peu profonde, ou dans la neige, sauf que ce n’est ni mouillé ni glacial, et que ça dégage un parfum tellement agréable que tu aurais presque envie de te rouler dedans, mais il faut faire vite. Si tu ne gagnes pas la course, papa sera déçu pour toi, déjà qu’il joue les limaces sur les départementales rien que pour te laisser gagner…

 

 

Tu aperçois le clocher du village. C’est le seul bâtiment qui pointe le bout de son nez, juste sous l’arrondi du champ. Au moment où tu le reconnais, une cloche sonne un coup unique, la demi-heure. C’est un signe. Tu ne sais pas trop de quoi c’est le signe mais c’est ce que maman répète toujours, c’est un signe. Maman voit des signes partout, et tu as décidé que tu étais en âge de faire pareil car tu as presque l’âge de raison, il faut un temps pour tout. La cloche qui sonne est un signe. La vache qui te regarde passer en trottinant et qui mâche son herbe avec une résignation et une indifférence de vache en train de mâcher de l’herbe, c’est un signe. Les trois champignons rouges en bordure du pré, cachés dans les herbes au point que tu aurais pu ne pas les voir, se taisent quand tu passes et font semblant de ne pas être là. Mais tu les as vus, et ça, c’est un signe. La mère Chaput n’est pas à sa fenêtre quand tu marches le long de son jardin, ça c’est un signe, et un bon, encore !

 

 

Tu as trois francs dans la poche de ta jupe, tu les avais oubliés. Est-ce qu’avec trois francs, si tu fais un détour par le moulin, tu pourrais acheter une plaquette de beurre, celui que tu ne trouves pas très bon mais qui reste le préféré de maman ? Tu ne sais pas combien ça vaut, une plaquette de beurre au moulin. La marchande te connaît. Elle sait bien que si tu n’as pas assez d’argent, maman passera le lendemain pour régler ce qu’il reste à régler de la plaquette de beurre, pas d’histoire, ici les choses sont simples et les gens se font confiance, pas d’embrouille, pas comme à la ville, c’est ce que dit toujours papa. Mais de loin tu vois que le moulin est fermé, tant pis pour le beurre.

 

 

En bas, tout en bas du village, la petite rivière ondule et brille comme un serpent couvert de diamants, c’est un serpent qui irait à un bal, tu penses. Tu aperçois le toit de la maison. Dans le soleil qui se couchera très bientôt, mais tu as quand même le temps d’arriver, les ardoises du toit en pente font comme une couverture argentée. Et voilà le portail blanc, plus que quelques mètres. Tu hâtes le pas, tu veux être la première. Pas de trace de la voiture. Tu t’arrêtes sur l’allée en graviers. Pas trace de la voiture. Tu es la première. Tu es un peu essoufflée. Tu attends. Demain, tu as sept ans. Tu t’appelles Amandine.

 

 


Impressions d'automne (septembre 2017)

 

J’ai laissé le chemin où les feuilles se confondaient déjà à l’humus. L’herbe dans les champs, coupée à ras, jaunissait en épis, et la souche du gros frêne renversé, dans le coude de la rivière, n’avait pas encore été recouverte de la mousse qui doit l’envahir à présent. Les tiges galopantes des ronces ployaient encore sous les mûres dont je me régalais en me promettant, à chaque poignée, que ce serait la dernière – qui sait de quels oiseaux frileux elles auront depuis constitué le festin. Dans les semaines à venir, l’arcade des bois qui protègent le sentier – comme une arche invitant à la promenade, une promesse délicate de fraîcheur en plein cœur de l’été – passera du vert pâle au jaune vif, puis à l’orange incarnat. Tout disparaîtra à la première brise. Je ne foulerai pas de mes bottes la boue glissante des feuilles décomposées. Je n’entendrai pas les craquements du bois mort, sous le pas d’une biche ou d’un sanglier – pas plus que le pépiement timide de la volière que le bois abrite, et qui se réjouit brièvement de se réchauffer d’un soleil trop rare, comme elle jouissait, voilà quelques semaines, de s’ébrouer dans une flaque d’eau limpide. Je devrai me contenter du souvenir. L’automne a été ma saison préférée. Il n’est plus qu’un regret.